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Mon père était cordonnier

jeudi 05 décembre 2019 @ 10:25:14

Sujet : Texte en relation avec une narration ou une nouvelle

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Mon père a été un point d’ancrage, un barycentre autour duquel je me suis construit.

On ne le sait pas quand on est enfant, on le découvre plus tard quand on hérite des valeurs qui étaient les siennes.

Mon père était cordonnier. Cordonnier mais aussi coupeur. Il travaillait  en ville dans quelque atelier qui me paraissait si loin que je n’ai aucun souvenir d’y être allé souvent.

Il me suffisait de le voir chez nous où il avait recréé son monde de manière à y officier.

C’était dans mes huit ans, cet enchantement silencieux de simplement m’asseoir là sur un petit tabouret, un peu bancal, et de le regarder, simplement le regarder.

Il avait des gestes précis mais doux, hérités d’un long apprentissage, ses mains fortes savaient s’assagir et caresser le cuir afin d’en connaitre le grain, le caractère, en assurer la domesticité, le libérer de sa mémoire de bête.

Il a toujours voulu faire bien pour faire beau.

Après que les deux fussent en communion, la main et le cuir, il y avait toujours cette phase qui me donnait des frissons. Le tranchet trouvait sa trajectoire gourmande dans la peau assouplie et mon père découpait des territoires de couleur. Les formes de ces continents éphémères me paraissaient curieuses et toutes différentes, sans se parler l’une à l’autre.

J’attendais alors la magie, sans un mot, avide de voir s’assembler ces fragments dépareillés pour que naisse l’objet terminé, finement cousu de ligneuls passés par l’alène qui me paraissait gigantesque.

 



Ainsi naissaient de ses mains souliers, cartables, sacs, ceintures, sacs à main, trousses.

Cela sentait la poix et la colle, le caoutchouc et cette entêtante odeur de peau tannée.

Il m’est resté cette beauté et cette intelligence du travail de la main que mon père n’a cessé d’exercer.

Pourtant, comme l’histoire bifurque quand elle le veut bien, il deviendra hirondelle.

Oh ! pas de celle qui annonce le printemps, non ! Mais de ces hirondelles aux ailes luisantes de nuit quand il partait sur le chemin à bicyclette, elle aussi noire comme le jais. Seul balançait au rythme des pédales son bâton blanc piégé à sa ceinture. Sa main, là, allait régler la circulation.

Alors je rejoignais de jour le petit atelier, laissant reposer religieusement ses outils bien rangés sur l’établi où trônait toujours la plaque en zinc pour la coupe.

J’installais mes quartiers, mon encrier, mes crayons, mon porte –plume, le tout dans un ordre impeccable.

Et je commençai ma classe en distribuant bon point et punition lorsque je finissais ma leçon.

Parfois mon frère venait faire l’élève, mais il préférait les aventures d’arbre en montrant sur le figuier de la cour, il a toujours aimé grimper, moi j’ai préféré le sol, la main y est plus sure.

Aujourd’hui des caisses entières de bandes de cuir se sont endormies, la main a disparu.




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