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Le chevreau du sacrifice .

L'air était enfin respirable, même léger en cette fin d'après-midi.

Il annonçait une nuit glaciale et le feu allait devoir brûler toute la nuit. Nous marchions rapidement, moi en grandes enjambées, Ahmed en pas plus pressés.

Son visage d'adolescent déjà marqué des traits burinés de la souffrance des adultes dans ces régions difficiles, ne montrait aucune fatigue et il souriait souvent.

Il me dit « Toi, militaire pour la marche ! ». Je souris en gardant la cadence.

Il était sec et longiligne, habillé d'un vieux survêtement et portait d'atroces souliers, pouvait-on d'ailleurs les appeler souliers ?



C'était plutôt des sandales à claire voie un peu partout, exhalant leur trop plein de marche à travers la toile trouée qui n'offrait plus aucun abri à des pieds durcis par des marches forcées.La semelle, souvent rapiécée et recollée avec des morceaux de caoutchouc de vieux pneus, était ce qui tenait le plus dans cet assemblage qui était sensé protéger des aléas d'un sol pas toujours sableux.

J'avais quelque honte à arborer mes fortes chaussures de marche type pataugas de la haute école, véritables pantoufles pour la marche sur les hamadas et confortables dans le sable bien que j'y préfère la sandale mauritanienne au bord relevé à l'avant pour chasser le sable.

Mais il fallait marcher, le temps comptait.Nous suivions le sentier des crottes comme le petit Poucet de notre enfance.

On retrouvait des petits tas à intervalles plus ou moins réguliers qui fixaient le cap. Nous sortimes des dunes qui enserraient l'oued et nous arrivâmes sur un plateau qui devait être souvent balayé par des vents tempétueux.

« Là_bas  !»

Ahmed m'indiqua un point noir à quelques kilomètres, nous obliquâmes vers le campement. Notre marche d'approche ne passa pas inaperçue car du mouvement se fit lorsqu'on put apercevoir la tente noire très basse sur le sable, la plus grande, et une autre plus petite qui jouxtait un petit enclos ou devait se tenir le maigre troupeau de chèvres. Je ne vis pas de dromadaire.

La saison avait été dure, les pâturages très pauvres et même les dromadaires ne devaient être montés qu'avec prudence, eux aussi étaient fragiles. Je me doutai que je n'allai pas trouver de superbes moutons bien gras !

Le campement était réduit à peu de chose et abritait une dizaine d'âmes à ce que nous devinions. On vit le groupe se séparer, une partie s'éclipsant vers la petite tente et l'enclos: les enfants et les femmes. Les hommes vêtus de noir et de bleu s'installèrent devant la plus grande tente, assis en demi-cercle.

Ils nous regardaient approcher, je devinai leur visage caché dans le cheich ne laissant paraître que deux yeux brillants de fierté. Je me présentai au patriarche qui avait pris place au centre et commençai les salutations d'usage que je pratiquai dans la langue pour être ensuite traduit par Ahmed lorsque j'eus épuisé mon vocabulaire.

Après avoir salué et demandé comment était la santé de la famille, des bêtes, si tout le bonheur régnait dans le campement, et m'entendre répondre que tout était bien à la grâce de Dieu, je remerciai le vieil homme pour son accueil et j'étais très honoré de lui être présenté.

Je lui appris que j'étais professeur de mathématique en Mauritanie et que je connaissais le désert et ses servitudes pour avoir fréquenté les oasis du Nord. J'ai remarqué que le fait d'enseigner les mathématiques vous ouvre des portes insoupçonnées dans les endroits les plus reculés du désert.

Le vieil homme me montrait de pauvres yeux brûlés par les trop longues marches dans une réverbération de feu. Le voile de la cataracte et l'opacification de sa cornée devaient le rendre aveugle. Mais je n'en fis pas cas, pour son honneur et de par le fait qu'il m'avait dit que tout était bien.

Il me signifia son plaisir de me voir le visiter et me proposa de nous installer dans la tente où on le guida. Dehors les femmes devisaient à haute voix, montrant un beau visage, dialogue à distance avec les hommes dont je connaissais l'importance en particulier dans les tractations commerciales.

On profita des tapis en poil de chèvre pour s'installer le plus confortablement possible.On apporta une bouilloire cabossée , un morceau de savon, une cuvette.

Après avoir fait le lavage des mains, on partagea des morceaux de pain que l'on fit tremper dans un peu de beurre rance fondu. Une femme entra porteuse d'un plateau de cuivre où attendait une panoplie de verres bleus encerclant une théière ouvragée.

Puis suivi le canoun installé à l'entrée de la tente où elle ventila le charbon de bois avec une feuille de carton faisant jaillir une pluie d'étincelles alors que les braises viraient au blanc. Elle mit à chauffer une bouilloire au cul noirci par l'usage.

 On apprit au vieil homme que je voulais lui acheter un chevreau.Il ne convenait pas de sortir une liasse de billets et de la donner ! Non il fallait nécessairement entrer dans la coutume du marchandage et faire durer l'opération par respect.

On m'indiqua que le bétail était rare cette année, il y avait des morts et les jeunes devaient être gardés pour refaire le troupeau, il fallait que je comprenne que les prix étaient élevés pour cela.

Je comprenais volontiers, alors combien ?

Non, je ne pouvais faire le marché à ce prix là ! Je n'étais pas un touriste !

Je déclenchai l'hilarité parmi le groupe.

Je révisai le prix en divisant par trois, d'habitude par cinq mais je savais que leur présent n'était pas rose.

Ah! Tu ne sais pas le prix ! Regarde il faut des kilomètres pour trouver du fourrage !

On me présenta une nouvelle somme en retrait par rapport à la première demande.

L'amorçage était fait et on finit par s'entendre, eux en descendant moi en montant, jusqu'à la rencontre.

Le patriarche donna ses ordres et un jeune sortit de la tente pour aller chercher l'objet du sacrifice !

Et on servit le thé à la menthe.

Un thé vert et sombre mis à rincer dans la théière, rinçage appliqué avant de rajouter la menthe en bouquet et le sucre que l'on cassait d'un coup sec frappé par le cul d'un verre sur le pain sorti de son torchon. La théière était laissée un instant sur le canoun le temps de l'infusion brûlante.

Ensuite on versait, avec élégance à hauteur de bras, une rasade précise qui remplissait un premier verre. Puis de ce verre on reversait le liquide dans la théière et ainsi plusieurs fois, surveillant le ton miel qui fonçait alors que l'infusion gagnait en puissance. Enfin d'un grand jet on remplissait tous les verres en laissant un jolie mousse escalader le haut des cols.

Les verres étaient brûlants mais il fallait boire !

J'avais pris l'habitude de placer mon ongle du pouce sous le cul du verre et de l'entourer gentiment avec les autres doigts légèrement appuyés. Cela est parfaitement confortable, évite d'avoir les gestes malheureux de celui qui se brûle et vous donne une assurance élégante lorsque vous portez le premier thé à la bouche pour goûter son amertume.

Les deux autres suivirent, de plus en plus sucrés, le premier amer comme la vie, le dernier sucré comme la mort !

Un bêlement plaintif se fit entendre dehors et l'adolescent me montra mon achat un jeune chevreau noir et blanc attaché à une ficelle.

Je remerciai le vieil homme et expliquai que je voulais l'utiliser comme viande car mes guides touaregs ne mangeaient pas assez me laissant mes conserves et acceptant un peu de céréales et de confiture. Je les voyais la nuit blottis contre les dromadaires, enveloppés dans une simple couverture alors que je me glissai dans un sac de couchage de montagne tout habillé.

Il me remercia de ma démarche et m'assura que la bête serait appréciée. Nous quittâmes le campement à la nuit naissante.

Déjà la Grande Ourse jetait ses feux et montrait sa casserole céleste.Très loin là-bas on avait allumé le feu. Il serait notre phare dans la nuit et nous nous mîmes en marche droit dessus avec un chevreau qui bêlait appelant sa mère.

Il aurait une vie brève . Je cherchai dans la multitude d'étoiles qui sortaient maintenant et je finis par trouver Hamal, le Bélier était levé et il allait présider au repas.