Idylle et Guerre.
Désemparé mais pas découragé pour autant Arthur se représente le jour suivant.
A peine voilé par des traces de nuages le soleil d'avril enveloppe d'un léger rayon l'arrivée des jeunes filles.
Louise est la première.
Pressant le pas Berthe tient gracieusement relevé le bas de sa robe bleue, les manches courtes et larges flottent sur la blancheur des bras, de petites fronces sous la ceinture soulignent les hanches. S'arrêtant à quelques pas du militaire elle admire l'uniforme : les grandes bottes de cuir où rentre un pantalon rouge, la casaque en drap bleu foncé, le képi bleu clair légèrement aplati à large visière noire, tout contribue à mettre en valeur cet homme mince presque fluet. Pour saluer les jeunes filles il ôte son képi décoiffant ainsi les cheveux soigneusement séparés au milieu de la tête. Avec les sourcils en brosse épaisse les grands yeux sombres accentuent la paleur du teint. Sous le nez court et droit la fine moustache bien taillée donne du relief à la délicatesse de la bouche.
En bondissant Arthur prend place entre les demoiselles et d'un pas décidé les emmène parcourir les rues de Roubaix. Cheminant vers la rue des Longues haies, il passe devant la matelassière qui a installé sa cardeuse contre le mur de l'église. Du matelas ouvert elle sépare les fils de laine et de coton pour redonner le volume avant de recoudre l'enveloppe de toile. Dans sa grande blouse grise le racommodeur de faïences et de verres papote avec elle en attendant les clients. La voix douce de Berthe se fait entendre:
-J'admire le courage de cette femme âgée, je l'ai vue cet hiver travailler sous le pont !
Devant l'estaminet de "La planche trouée, " Arthur invite les demoiselles à se reposer un peu ,il se heurte à un refus géné, et n'insiste pas . Profitant du moindre prétexte pour frôler B erthe ou pour toucher sa main, la charmante promenade se poursuit sous l'oeil complice de Louise . Entre les calèches tirées par les chevaux, la prolifèration des vélos et des véhicules à moteur, le pavé devient de plus en plus dangereux. Le trio veille à ne pas être heurté par les vélos. Les jeunes filles poussent de petits cris à chaque fois que l'un d'eux les côtoie , ce qui amuse Arthur.
Quittant la rue bien pavée ils passent devant des fermes aux toits couverts de pigeons, une dizaine de poules picorent dans la cour, des enfants juchés sur des bottes de paille dégringolent en piaillant. Au bout d'un grand terrain vague, se dresse " La Fraternité " Berthe montre du doigt le bâtiment :
-J' avais sept ans à la pose de la première pierre en mai 1903 par Eugéne Motte, je me souviens de la fête et de la cavalcade qui agitait tous les Roubaisiens.
- Oui, les festivités étaient données en remerciements à la population qui avait apporté sa contribution. Jean Lebas détaillait fiérement les plans de la construction des vingt trois pavillons reliés entre eux par une galerie souterraine equipée de rails et de wagonnets.
Les jeunes gens commentent la superbe réalisation mais seules les broderies du corsage de Berthe attirent le regard du militaire. Sous les demandes répétées de Louise le jeune couple accepte à regret de se quitter. Arthur saisit la main de Berthe et pose ses lèvres sur le bout des doigts en appréciant la délicatesse des ongles :
- C 'était ma dernière permission , je termine à la fin du mois de juillet, puis j'irai voir votre père ma chère Berthe si vous me le permettez ?
Les yeux remplis de cristaux brillants elle répond par un interminable rire trés doux. Ils se séparent emportant chacun un peu de soleil couchant dans leur rêve.
Les mois suivant un échange régulier de lettres entretient l'espoir du retour.
Le 29 juillet l'Autriche déclare la guerre à la Serbie.
le 1 aout Jaurés est assassiné .
Le 2 aout le président Poincarré ordonne la mobilisation générale.
Immédiatement le quartier est plein d'agitation et de cris. Le mouchoir serré sur ses lèvres Berhe avoue sa peur :
L es dragons partent ! Je les ai vus à la gare, sous le soleil de plomb, entassés dans les compatiments encombrés de gros paniers de victuailles.
La lettre qui lui parvient peu de temps après laisse espérer un retour rapide, le jeune homme raconte les vastes plaines ensoleillées, l'accueil chaleureux qui leur est fait dans
chaque village ,l'eau offerte par les paysans.
En quelques jours la situation se dégrade. Dans les champs les hommes sont peu nombreux pour la moisson, ce sont les paysannes qui bottellent l'orge et l'avoine. Le régiment d'Arthur croise les charrettes surchargées des villageois en fuite, les femmes poussent des voitures d'enfant remplies de caisses et de cartons ,tandis que les bambins marchent à coté.
La chaleur de l'été ralentit la marche des troupes chargées d'un barda trop lourd. Fatigués des hommes dorment à même le sol, en plein soleil ou dans les fossés.
Le 16 septembre Arthur écrit " L 'été est bien présent nous parcourons champs et prairies en profitant de courtes haltes le long des cours d'eau pour boire. On pose le sac et on rassemble nos fusils debout en faisceau. Si je n'étais pas chaussé de godillots cloutés la marche quotidienne d'une vingtaine de kilomètes serait presque facile, car la pensée de ma chère Berthe m'accompagne. Le caporal ne donne aucun renseignement sur notre destination, peut être ne sait il pas lui même où nous allons ! Le soir le vin est distribué. En même temps l'homme de troupe chargé de la cuisine verse dans les gamelles un ragoût de haricots et de viande. Je m'empresse de partager avec mes camarades cette bidoche que je n'arrive pas à manger,et comme je n'aime pas fumer je donne aussi mon tabac. Ce soir nous allons dormir autour des meules de foin. Certains disent que les Allemands reculent devant nos forces armées ce qui nous donne l'espoir de revenir bientôt.