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 parc

Acte de contrition

 Les reflets du soleil et l'ombre des arbres jouent avec l'eau ,indifférents au cheminement chaotique de l'homme penaud qui avance sur la rive.
Du seuil où Jeanne surveille le départ de son fils pour l'école elle voit déboucher son mari à l'autre extrémité de la rue.



 L'enfant se précipite:
     -Papa !
   - Comme tu es beau mon Julot, mon petit garçon aux jolies boucles blondes !
Le père se penche vers le visage tendu
  - Bisous papa ! Vite je ne peux pas traîner !
Jeannne feignant ignorer ce geste de tendresse se dirige à l'intérieur de la maison et allume le poste de radio pour écouter "Radio Bruxelles" relatant les événements récents.
En s'approchant l'homme admire les formes amples;  un tablier à grands carreaux recouvre la jupe grise, il aime cette taillle un peu lourde ,et les boutons du chemisier tendus au maximum semblent attendre l'instant de leur libération.
Les gestes de la jeune femme sont vifs, l'homme sort de sa veste un gros mouchoir bleu et le pose cérémonieusemnt au milieu de la table, mais Jeanne fronce les sourcils en inspectant le fond d'une casserole...
Trés fier de lui, Alphonse insiste en dépliant le tissu :
  - Vois çà ma Jeanne, pour toi et pour notre Julot ! Ce n'est pas que des "hallyncks" que je t'apporte....
Les billets s'étalent sous l'oeil courroucé de l'épouse qui lui répond dans un sabir indescriptible où se mêlent flamand et wallon :
  -God vordeck ! tu es "gek" ! Ne fais pas le fier, j'ai tremblé toute la nuit, alors regarde bien ces billets ,tu viens de les recevoir pour ta dernière livraison ! Tu m'entends Fons ? Je ne veux plus de trafic, plus de fraudeur dans cette maison ! J'ai vu à la gare d'Hérinnes une annonce : une usine de Roubaix, la teinturerie Roussel cherche à embaucher , vas y voir !
  C'est en pleurs qu'elle termine sa phrase.
  Désemparé et contrit le mari accepte la proposition , il ouvre les bras et accueille sur sa poitrine d'homme fort tout le chagrin de son épouse.
Embauché la semaine suivante, Alphonse emprunte dès potron minet le chemin de fer viccinal qui transporte les voyageurs et les betteraves.

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(Le tram à la Pomme d'Or)

A la sortie de Warcoing, la locomotive et ses dix wagons se lancent dans la descente puis s'essoufflent peu à peu dans la montée. A l'estaminet de"La pomme d'or"  le train franchit le canal de l'Espierre par un pont levant étroit et poursuit sa route vers Herseaux avant d'entrer  en gare de Roubaix. 
   La ville encore endormie écoute le passage des ouvriers Belges, juste avant l'arrivée des baladeuses poussées dans un joyeux vacarme par les marchands ambulants.
  Par petits groupes ils descendent la Rue de l'Alouette jusqu'au faubourg de l'Epeule pour rejoindre rue Watt la teinturerie Roussel dominant de sa haute cheminée les rangées de petites maisons basses à mansardes.
De légères vapeurs s'échappent des grilles des égouts laissant constamment flotter l'odeur fétide  de l'usine, les relents de laine, de suint et de teinture chimique dans tout le quartier.
  Trés vite apprécié pour ses capacités de travail et sa rigueur, Alphonse déclare fièrement sa promotion à son épouse admirative
  - Le patron m'a demandé de prendre la responsabilité de l'atelier à la place du chef matériel qui est malade !
  - C'est bien Fons ! Je suis heureuse !
  Elle prend un air de mystère pour annoncer la surprise :
- Dimanche, on ira fêter çà, il y a un combat de coqs à Hérinnes, je sais que tu aimes.
Dans les yeux de son aimée le mari retrouve tout le rêve et l'espèrance d'une existence améliorée.

   Le soleil s'est invité pour cette journée de fête effaçant les nuages des coeurs.
Dans la vaste étendue dorée des blés prêts pour la moisson, les coquelicots étalent le rouge sang de leurs pétales, l'ondée de la veille développe l'odeur des herbes.
La charrette du voisin chargée de quelques amis dépose la petite famille devant l'église d' Hérinnes.
  Sur la place plantée de tilleuls, sous un grand parapluie coloré la bouquetière porte un chapeau à larges bords relevés attachés par un noeud sous le cou. Assise à coté de ses bouquets de fleurs où la modestie des soucis se cache derrière l'odeur agressive des résédas, elle propose aussi des paniers pleins de fruits, de la poterie et des colifichets de perles.
  La grande allée qui descend doucement vers l'Escaut est bordée de marchands divers : le marchand de cartons, pittoresque avec son amoncellement de boites de toutes dimensions empilées sur sa brouette, toute sortes de cartons ronds et carrés pour ranger châles, robes et chapeaux.
Son voisin le chaudronnier siffle dans plusieurs petits tuyaux de fer blanc pour se faire remarquer. Il propose des bassinoires pour réchauffer les lits et peut aussi réparer le trou des casseroles...
En criant : brin d'osier, brin d'osier ! Le marchand de paniers attire la curiosité. L'homme est caché sous l'accumulation des paniers posés sur ses épaules et sur sa tête.
Entre les étals se glisse le petit vendeur de lacets de souliers. Un grand béret rabattu sur le coté cache la moitié de son visage, le panier rond et plat qu'il tient déborde de lacets de différentes longueurs. Autour de lui les femmes se pressent, soulèvent  leur jupe longue pour montrer leurs bottines tandis qu'il déniche l'élégant cordon qui passera dans les oeillets de la chaussure.
  De l'autre côté du chemin, un pauvre compagnon coutelier porte sur son dos une petite meule et une pierre à affiler pour aiguiser couteaux et ciseaux. Deux chiens malingres veillent sur ce gagne petit.
D'un oeil attendri Alphonse suit Jeannne et Jules qui marchent en se tenant la main. Il remarque la jupe bleue ,plus courte, les bas blancs et les bottines beiges. La jeune femme aime être à la mode vue sur les photos parues dans "La gazette". Dans la jupe elle a sanglé un caraco rayé un peu décolleté mais garni d'une guimpe blanche en mousseline brodée;  un fin ruban de velours rouge orne le bas des petites manches.  Les cheveux frisés rassemblés en une masse blonde sur le haut de la tête dégagent la finesse de la nuque, là où son mari aime poser de doux baisers.
L'arrivée de Marcel interrompt les rêveries conjugales...
  -B'jour, t'en as de l'chance d'avoir une belle femme !
  - Pour sur, et elle n'est pas que belle, elle a du caractère, dans un écrin de velours...C'est aussi une rêveuse avec un grand sens pratique, une fausse docile, avoue t-il, le sourire moqueur en agitant son index vers Jeanne.
  -T'es tout di amoureux alorss ?
  - Pardi ! Et je ne veux surtout pas y déplaire !
  - Assez causé vous deux, nous voilà arrivés. Regardes Julot là, où est installé l'enclos : le gallodrome !  

NB : hallynck: petite pièce de monnaie,
        gek :fou