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 parc

Jeanne à Roubaix

 

Le petit matin frais de ce début décembre dépose une fine bruine sur Roubaix, rue de l'Alma,  c'est l'effervescence.
La jeune femme a longtemps hésité devant sa garde robe.



Une pèlerine tricotée en laine mauve couvre partiellement  un chemisier à petites fleurs roses. Il est glissé à l'intérieur d'une jupe noire qui  dévoile à mi-mollet des bas gris épais et des bottines à grosses semelles.
  Pour faire propre  elle a déplié par dessus tout un tablier blanc , à bavette et bretelles , soigneusement amidonné.
  Les cheveux rassemblés  en chignon bas dans le cou accentuent l'ovale du visage et la proéminence du menton. Sur les pommettes elle a passé une rondelle de betterave rouge pour égayer un peu sa frimousse aux yeux  bleus délavés.
  Jeanne, émue, ouvre la porte de son commerce "AU BON COIN ": au desous une petite pancarte " Alimentation et articles divers".
  La légèreté des brise-vues en dentelle poussés sur le côté des fenêtres laisse apercevoir l'intérieur du magasin.
  De longues étagères couvrent les  murs, elles sont garnies d'une foule d'objets, de vaisselle en faïence blanche, d'assiettes, tasses, bols, soupières de couleurs vives.
Posées sur le sol des cruches en grès , des marmites, des ustensiles de cuisine en fer étamé : pots, entonnoirs, cuillères et fourchettes. Des casseroles et des plats en tôle émaillée voisinent avec les chandelles et les lampes à pétrole en verre et en laiton.
Rangés en petits barils plats, dans les denrées alimentaires, les harengs fumés se repèrent par leur odeur. Un banc supporte un sac de sel, un sac de café en grains, et un sac de sucre en gros pains coniques. A coté deux gros pots, pleins de lait, et leurs louches accrochées aux poignées de bois rond.
  Une spatule de bois émerge doucement du jaune brillant de la moutarde étalée dans un saladier en grès marron.
  Joyeux le carillon de la porte se manifeste à chaque entrée.
     -Bonjour madame...
Le  sourire accueillant de la nouvelle commerçante n'est pas feint. " Elle aime tout le monde" dit son mari .
     - Bonjour... mon nom est Noëlle, on m'apelle Noëlle des Flamands parce que comme vous je viens de Belgique.
Jeanne se promet de lui dire, une autre fois, qu'elle n'est pas Flammande mais Wallone ! En attendant elle sourit devant la petite dame laide et grassouillette:
     - Bienvenue dans mon magasin Noëlle, que voulez vous ?
    - Du café moulu .
Jeanne s'occupe de la mouture en tournant la manivelle du gros moulin fixé sur une étagère basse, l'odeur qui se dégage la récompense de l'effort fourni.
     - Avec ça , je voudrai du sucre en petits morceaux.
L'épicière  saisit un marteau pour couper les gros pains coniques, puis met les morceaux entre les mâchoires du casse sucre avant de les peser sur la balance à l'aide des poids en cuivre rangés tout près.
  La cliente attirée par le rayon mercerie admire les boutons en corne, touche les baleines : grandes pour les corsets et petites pour les cols de chemise, le fil à repriser, les aiguilles et aussi divers tissus.  Et repose le tout :
      - Mettez sur mon compte je viendrai payer ce midi mon mari aura touché sa semaine.
Accroché à sa jupe un marmot silencieux est captivé par le gros bocal de friandises. L'aspect modeste du gamin trouble la jeune commerçante:
       - Tu peux prendre un bonbon.
D'un geste rapide le petit enfonce la main dans le bocal et saisit un sucre d'orge, aussitôt mis en bouche. Des remerciements s'écoulent de sa bave sucrée.
Jeanne est ravie de faire plaisir.
   - Tu verras pour Noël j'aurai des jouets et des pommes d'oranges !
Durant toute la matinée les clients se suivent, certains paient, d'autres demandent un crédit . Ils sont inscrits sur le cahier bleu à coté de la caisse en bois où sont rangés les billets et les pièces de monnaie.
  La générosité de Jeanne ne se formalise pas de ces détails.
  Vers midi alors que Jules et sa mère sont à table le carillon de la porte retentit
   -C'est Noëlle elle vient me payer  ,dit Jeannne en se levant.
  - Excusez moi Jeanne, mon homme est rentré et il veut de la moutarde,
Ce disant elle tend un verre:
   - Pas trop plein, sil vous plaît, pour pas gâcher !
Personne ne parle du remboursement des dettes....Qu'importe se dit Jeanne elle paiera demain ou plus tard, on verra...
Chaque vendredi , jour du poisson la rue s'anime et se parfume ...
L'harengère installe ses tréteaux devant la nouvelle épicerie, les odeurs de marée ne laissent pas les passants indifférents.
   -Est il bien frais votre poisson ?
   - Il n'est pas trés vivant, dit une autre.... 
  De son franc parler, et d'une voix haute, et gueulante :
    - Et vous ? Vous êtes bien vivante  ! Et pourtant vous n'êtes pas fraîche !
Malgré ces réflexions qu'elle juge grossières l'attitude de la poissarde amuse Jeanne . Son installation à  Roubaix lui semble  être une bonne idée...