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 parc

Une soirée en famille.

 

Indifférent aux petites incartades le sablier du temps s'écoule doucement pour la petite famille.
Alphonse,ouvrier consciencieux est devenu chef matériel. Son travail, pourtant apprécié par le patron est mal rémunéré.
C'est le magasin de sa femme qui  apporte l' indispensable complément. L'homme cherche le réconfort dans les nombreux débits de boissons qui jalonnent son chemin.
Ce soir il rentre plus tôt...

 En échange d'un baiser rapidement déposé sur le coin de la joue, son épouse le débarrasse:
    - Donne ta musette !
Le sac en toile qu'il porte en bandouilière sur l'épaule doit être vidé de ses restes et sera regarni demain matin.
L'ouvrier fatigué s'éponge le front et traverse le long couloir. Le sousbassement peint en vert anis est rythmé par de gracieuses arabesques. Sur les patères fixées aux murs, il accroche sa veste d'été. Du renflement de sa poche s'échappe le bout noir du béret roulé. Ignorant la salle à manger, réservée pour les grandes occasions, où se bousculent la vieille horloge coincée entre deux fauteuils protégés de la poussière par des morceaux de dentellles, et un vaisselier en chêne massif, il entre dans la salle familiale.
La pièce accueille toute la lumière du jardinet dont elle est séparée par une vaste porte vitrée, une lourde tenture bleue la recouvre le soir. Le sol carrelé de blanc est agréménté de petits cabochons du même bleu.
  A droite un mur vitré protège la descente de l'escalier vers la cave.
Lui faisant face une robuste cuisinière en fonte, soulignée d'une barre de cuivre brillant affiche son nom " Rosière" , une ouverture de mica laisse apercevoir le ballet des flammes. Sous la porte du four un tiroir enferme les accessoires moins utilisés, une gouttelette d'eau brillle de temps en temps sous le robinet de cuivre rouge, quatre pieds en verre  vert s'évertuent  à donner un peu de légéreté à l'ensemble.
  Un buffet patiné par les ans et la fumée des bougies ou des lampes à pétrole, s'appuie sur l'autre pan de mur , ses étagères débordent de fleurs séchées, la niche centrale protège les liqueurs. Au bout d'une chaînette la lampe en porcelaine blanche déversera ce soir un peu de lumière sur la longue table.
Le fauteuil de l'homme l'attend. A oreillettes, recouvert de gros velours rouge brodé, il porte les empreintes du dos et dessine un creux là où la nuque s'enfonce au plus fort de la sieste.
  Avec la précision de l'habitude, Alphonse se place, bourre sa pipe abandonnée près de la T.S.F, tourne le bouton de la radio, impatient d'entendre le journaliste commenter l'étape du tour de France :
      - Evénement de cette  seizième étape...A Bordeaux, Silvère Maes l'actuel maillot jaune contestant une pénalié vient de se retirer avec toute l'équipe Belge.
      -T'as entendu Jeanne ? Il n'y a plus d'équipe Belge pour le tour de France 1938 ! C'est du joli ! Va me chercher une bière à la cave !
Depuis plusieurs mois Jeanne impuissante, a pris le parti de s'accommoder du penchant alcoolique de son mari, d'autant qu'il n'influe pas sur la douceur de son caractère.
Tranquillement dégustée la mousse s'accroche à la moustache d'Alphonse, d'un revers de manche il l'essuie. S'enfonce dans le rouge du fauteuil. Semble prêter l'oreille à la musique du poste et avec un sourire béat attend en sommnolant l'heure du repas.
Une odeur de bonne confiture flotte dans la cuisine, témoignant de l'aprés-midi de Jeanne, passé au fourneau à couper et remuer la rhubarbe dans le chaudron de cuivre.
Les bocaux alignés encore chauds attendent leur couverture de paraffine.
  Le grincement de la porte salue l'arrivée de Jules. Vêtu du bleu de travail du tourneur il a presque une allure d'homme
   - B'jour mâ ! Oh ! La bonne confiture... ça sent bon !
   - Si tu veux julot, je te laisse la marmite , tu peux racler le reste, malgré  tes dix huit ans tu es gourmand comme un enfant !
   - J'aime les bonnes choses...Raconte comment tu l'as faite !
   - D'abord je cueille bien mûres les belles tiges vertes à la bordure rosé , je les coupe en petits morceaux, à ce moment la sève s'écoule, je mélange  le jus au sucre puis sans arrêter je touille avec la grosse cuilère en bois.
    - Et les grandes feuilles ?
    - Malheureux ! Surtout ne les mets pas en bouche , il faut les jeter c'est du poison !
Dans le regard clair de Jules brillent deux petites billes de ciel, la longueur de son visage est accentué par la finesse du nez, ses cheveux ondulés sur le front traînent les séquelles de l'adolescence. Le doigt gluant de confiture reste suspendu prés de la bouche...
   - Tout à l'heure à l'usine les ouvriers parlaient de la ligne Maginot...que fait construire le ministre de la guerre, tu y crois à cette histoire, papa ?
  Comme par magie les mots guerre et Maginot, ouvrent les yeux du père, prenant appui sur un coude il se redresse pour expliquer :
     - C'est un gros système de fortifications commencé aprés la guerre de 1914, le long des frontières allemandes et italiennes et depuis 1936 on y ajoute des blockhaus.
    - Ces gros blocs de béton ?
    - Oui, équipés de lance- bombes ils forment une muraille infranchissable, tu peux dormir tranquille mon fils, les Allemands ne rentreront plus en France . Donne moi une bière...je la bois à la santé  du président Albert Brun !
     -Pourtant le  12 mars les troupes Allemandes ont envahi  l'Autriche...
     -  Et en mai le chancelier Hitler a inauguré une usine Volss...quelque chose ?
     - Volkswagen ! Elle construit la voiture du peuple, la coccinelle !
  Jeanne est inquiète depuis les grèves de 1936 et la coalition du front populaire. Elle se souvient du suicide du ministre de l'intérieur Roger Salengro et préfère changer de conversation. S'essuyant les mains sur le pan relevé de son tablier:
   - Bien moi j'ai une nouvelle plus gaie à vous annoncer : je viens d'avoir un fillleul...
   - Ton amie  Noëlle des Flamands ? Quel nom a- t- elle donné à son batard ?
    -Le nom du père qu'elle n'a jamais revu ! Un soir elle a pris un fiacre , le cocher lui a plu...ils ont passé la nuit ensemble et il est parti...en souvenir elle a appelé son fils, leur fils " Fiacre"
   - Dis mâ ? si elle avait eu une fille tu serais la marraine d'une " calèche"
L'humour de son fils déconcerte Jeanne mais force l'admiration de son père.
    - Continuez à plaisanter si cela vous amuse... et venez souper, j'ai préparé du pain perdu.
Dominant le bruit des assiettes et des verres l'horloge fait retentir sa profonde voix de bronze sans troubler la sérénité de la soirée familiale.